Tous les parents connaissent ces mêmes périodes éprouvantes : celle où leur bébé ne fait pas ses nuits, celle des pleurs du soir et celle du sevrage ; celle où l’enfant dit non à tout et celle où il apprend à être propre ; celle du choix du mode de garde et celle de l’entrée à l’école, etc. Chaque fois, ils sont mis à l’épreuve dans leur capacité à contenir autant d’intensité. Intensité du vécu pour l’enfant et son entourage. Intensité qui fait rupture dans la continuité d’être du petit et dans l’équilibre de la vie familiale.
« L’expérience m’a appris qu’aucun enfant ne se développait suivant un cours rectiligne. Les développements moteur, cognitif, émotionnel semblent effectuer chacun un parcours très dentelé, avec des sommets, des vallées, des plateaux. Chaque nouvelle acquisition exige beaucoup d’énergie de la part du bébé et des membres de sa famille », expliquait T. B. Brazelton, pédiatre et guide de haute montagne pour les parents qui, parfois, s’essoufflent à suivre l’escalade de leur enfant.
A la lumière de quarante années de recherche et de consultations avec plus de 25 000 patients, il a mis au point une sorte de carte du développement comportemental et émotionnel de l’enfant, de la vie prénatale à 3 ans. En 1992, il la publie : Points fortsest un ouvrage devenu référence pour de nombreux parents et professionnels. A l’occasion de sa venue à Paris, en 2001, il en présentera la suite – les « points forts » de 3 à 6 ans – en avant-première d'un prochain livre, écrit en collaboration avec le docteur Joshua Sparrow, pédopsychiatre, sorti au printemps 2002 : « Pour aider les parents à naviguer à travers les courants et les problèmes prévisibles qui touchent pratiquement toutes les familles. »
Ainsi, selon Brazelton, le « point fort » est un temps d’évolution fondamental, susceptible de déclencher chez l’enfant en éclosion et en pleine mutation une désorganisation psychique et somatique. De sevrages en acquisitions successives, il grandit par poussées de développement, de croissance psychique et corporelle, de maturation neurologique aussi. Ses grandes fonctions se mettent en place à toute allure, il apprend à se tenir assis, à marcher, à parler, à dire non, etc. A chaque poussée d’évolution, ses parents perdent maîtrise et repères. Et ce qui les déroute, c’est ce sentiment de perte. Brazelton avait saisi cette vulnérabilité de l’enfant, de son père et de sa mère, comme une opportunité pour appréhender le fonctionnement de la famille et faire grandir les parents dans leur parentalité. Oui, nos enfants abandonnent certains acquis avant de passer à un stade d’autonomie supérieur, ils régressent pour mieux progresser, et c’est bien de cette régression ressourçante et curative qu’ils sortiront « fort-tifiés ».
Des Américains ont mis à l’épreuve des athlètes de haut niveau : enfermés pendant 24 heures avec un enfant de 2 ans, ils devaient accomplir tout ce que celui-ci faisait. Je vous laisse deviner qui, des deux, a abandonné le jeu en premier, complètement KO.
Le mois de grossesse : du fantasme à la réalité
Les parents commencent à prendre conscience qu’ils ont un « bébé en devenir » et qu’ils devront assumer leur fonction. Ils se posent des questions essentielles : « Comment allons-nous faire pour être de vrais parents ? » Ils se souviennent alors de la façon dont leurs propres parents les ont élevés, mais surtout des aspects négatifs… Ils affirment vouloir adopter une éducation différente, mais ne savent pas s’ils en sont capables. A préparer : l’inévitable crise de la naissance, pendant laquelle ils auront à changer toutes leurs vieilles habitudes. Pour cela, ils doivent parler entre eux, et avec des professionnels, de leurs craintes et de leurs espoirs.
Le nouveau-né : une personne
Il y a de nombreuses différences dans le style de réactions des bébés face aux stimuli de leur environnement : dans leur besoin de sommeil, leurs pleurs, leur façon d’être apaisés, leurs réactions à la faim, aux changements de température ou à la communication entre les adultes. Voilà pourquoi il ne faut pas que les parents comparent leur bébé aux autres, mais qu’ils soient à l’écoute de ses particularités, de son individualité. Ils doivent abandonner l’enfant imaginaire qu’ils avaient dans la tête pour rencontrer leur bébé tel qu’il est, et lui permettre ainsi d’évoluer comme une personne réelle.
3 semaines : chacun s’adapte à l’autre
Un visage épanoui et des yeux brillants montrent qu’un bébé est réceptif. Mais ses parents sont épuisés : ils sont en pleine phase d’adaptation et de réorganisation de leur vie ! Pour certaines jeunes mères, c’est le début du fameux « baby blues », accompagné d’un intense bouleversement psychique, somatique et hormonal, et qui peut parfois déraper sur une réelle dépression. Mais celle-ci peut aussi être liée à l’apprentissage de ce rôle qui la submerge et pour lequel elle doit faire énormément d’efforts. Car les parents ne doivent pas oublier que nourrir le bébé n’est qu’une partie de leur « travail ». Communiquer avec lui en le touchant, en le berçant et en lui parlant est également important… parce que le bébé doit lui aussi s’adapter à sa vie et à ses parents !
2 mois : le début d’une communication
Bébé commence à sourire et gazouiller. Il observe longuement le visage de ses parents et finit par sourire largement. Lui répondre par un sourire équivaut à prolonger le sien « Mon problème, c’est que je passe mon temps à jouer avec elle. Elle est si mignonne dès qu’elle se met à babiller. » L’enfant sait déjà que c’est lui qui provoque l’attendrissement de ses parents et qu’il réussit à attirer leur attention. C’est aussi la période où les parents peuvent repérer les premières indications de son tempérament, à travers ses sourires mais aussi par ses cris. S’ils sont capables de comprendre les différents signes, de savoir les gestes qui calment et ceux qui énervent, c’est une bonne occasion de progresser dans leur rôle.
4 mois : un amour si fort
L’enfant a des comportements différents avec chacun de ses parents : doux avec sa mère, brusques et enjoués avec son père. Il commence également à savoir faire la différence entre un « familier » et un « étranger ». C’est la période où les parents éprouvent des sentiments amoureux, à un tel point qu’ils ont l’impression que leur enfant fait partie d’eux-mêmes, que chacun de ses progrès est leur propre progrès. D’où certaines réactions : « Je ne pense à rien d’autre qu’à mon bébé. Mes amies célibataires s’en plaignent… » Il ne faut surtout pas se culpabiliser, car cet amour, parfois envahissant, est la base la plus solide d’une enfance équilibrée.
7 mois : l’émergence de la personnalité
Etape fondamentale dans le développement psychomoteur : bébé sait s’asseoir, prendre des jouets, les examiner, les tourner dans tous les sens, les mettre à la bouche, les jeter… mais il lève aussi les yeux pour voir si sa mère ou son père va les ramasser. Il teste leur endurance et commence à se rendre compte de l’effet qu’il produit. Aussi fait-il tout pour attirer l’attention, en s’interposant dans les conversations entre adultes, en faisant des mimiques, en prononçant quelques syllabes – « ba », « ma », « pa » – qui font leur petit effet ! Sa personnalité commence à s’exprimer, tandis que ses parents peuvent désormais reconnaître les moments où leur enfant se comporte « comme à son habitude » et ceux où ce n’est pas le cas. Parfois, ils disent : « Avant, notre enfant savait faire des choses qu’il ne fait plus. Va-t-il mal ? »
9-10 mois : les premiers pas
Bébé commence sérieusement à vouloir bouger : c’est à cet âge que commence l’apprentissage de la station debout. Alors tout – repas, sommeil, etc. – devient différent. De nouveaux problèmes de sécurité, de discipline, de nouvelles inquiétudes surgissent chaque jour. Ce qui pousse les parents à chercher de l’aide. « Mon enfant devient incontrôlable : il refuse de manger, crie à tue-tête, s’active jour et nuit. C’est le désordre fait bébé ! » En fait, le comportement de l’enfant semble anarchique, parce qu’il apprend à maîtriser de nouvelles capacités. Il est donc normal que les repas et le sommeil posent des problèmes. Le monde des parents change lui aussi, car au lieu d’applaudir à chaque nouvelle prouesse, ils doivent apprendre à dire « non ».
12 mois : le début de l’autonomie
Bébé se déplace seul. Il commence à avoir la notion de « territoire », un espace vital dans lequel les « étrangers » ne sont pas les bienvenus. Le simple regard d’une voisine, pourtant bien intentionnée, peut provoquer une crise de caprice interminable. Ces premiers gestes d’indépendance se manifestent parfois par des résistances spectaculaires. « On a l’impression d’être les parents d’un monstre, d’un futur enfant gâté. » Mais non ! Cette poussée d’autonomie est saine et normale, car ce comportement parfois excessif montre que l’enfant cherche ses propres limites, et qu’il le fait ouvertement. Dans le cas contraire, s’il est trop docile, il finira par se révolter, ce qui risque d’être plus dur pour les parents… La grande histoire d’amour de la première année est terminée et, même si cela chagrine et inquiète les mamans, c’est une réelle évolution pour l’enfant
15 mois : l’exploration des limites
C’est un âge où le mouvement et la liberté sont prédominants. Mais pour que son exploration du monde ne devienne pas une catastrophe, bébé commence à avoir besoin de discipline ! D’où ses crises de caprices, de refus marqués, de véritables colères. Même si elles sont embarrassantes pour les parents, elles sont normales ! En fait, il est tiraillé entre deux désirs contradictoires : indépendance et dépendance. Il faut l’inciter à résoudre lui-même ce conflit intérieur.
18 mois : l’opposition systématique
Pour les parents, l’enfant devient incontrôlable : il s’oppose quasiment à tout ce qu’ils disent ou font, lâchant des « non ! » péremptoires, s’agite et pousse des colères de plus en plus fréquentes. « Il ne nous écoute plus, nous provoque sans cesse, nous teste jusqu’à ce que nous soyons furieux et épuisés. » Ce comportement d’opposition aide l’enfant à définir sa propre indépendance. Mails il sait aussi être affectueux et coopératif : il « essaye » ses sentiments négatifs et positifs, une étape importante pour lui.
2 ans : l’imitation
L’enfant joue par imitation : poupées, petites voitures, cubes, etc. Il entre dans la phase du jeu symbolique, qui montre à la fois sa capacité d’assimilation, de reproduction du monde qui l’entoure et d’imitation des membres de la famille. Il marche et se tient comme son père ; elle sourit et parle comme sa mère. Il manipule les objets avec de plus en plus de délicatesse et fait de vraies phrases avec des adjectifs.
3 ans : l’imagination
L’enfant devient tranquille, coopératif, au point que ses parents ont parfois du mal à y croire. Son imagination se développe : il invente des scénarios et, surtout s’il est le premier enfant, des personnages ou des amis. Ces « compagnons imaginaires » sont dotés de pouvoirs magiques, et peuvent faire toutes sortes de choses défendues ou d’expériences à la place de l’enfant. Les parents doivent respecter la nature personnelle de ces inventions, car elles risqueraient sinon de perdre aussitôt leur caractère magique.
4 ans : l’identification
« Elle fait comme si je n’étais pas là. Mais dès que son père rentre, elle commence à s’agiter comme si c’était son amant ! » Voilà comment les mères parlent de leur petite fille. La naissance d’une certaine jalousie entre parents est un « point fort ». Mais ils doivent savoir que, en un mois, l’enfant peut « changer de camp » et se tourner vers la mère pour ignorer le père. Brazelton utilise le terme de « phase économique » : l’enfant a besoin de se projeter dans chacun de ses parents, de se retrouver en lui, de s’identifier. Le plus simple pour lui – le plus « économique » – est donc de se tourner vers le premier en excluant le second. Le mois suivant, l’enfant s’identifiera à l’autre parent tout aussi passionnément. C’est un processus fondamental pour son équilibre psychique, et une façon d’apprendre tout ce qu’il peut de ses parents. Bien sûr, il est désagréable d’être le rejeté ou l’ignoré, mais la situation est passagère. Cette nouvelle interprétation de la période œdipienne permet de ne pas paniquer ni se culpabiliser.
4-5 ans : l’agressivité
L’enfant prend conscience qu’il peut manipuler ses parents, lutter contre un rival ou un égal – un frère, une sœur, un camarade – et observe le résultat de ses actes agressifs. Il se demande : « Si mon père se blesse le pied, est-ce que c’est ma faute ? » Il prend tout pour lui ! Les souhaits et les peurs sont démultipliés : la nuit, des monstres rôdent sous son lit, et ils seront d’autant plus menaçants que l’enfant aura testé son agressivité au cours de la journée. Les parents doivent comprendre la relation entre cauchemars et peurs quotidiennes (bruits violents ou confrontation avec un chien méchant). Ils doivent aussi montrer comment eux-mêmes négocient avec leurs propres peurs et agressivité. En voiture, maman peut dire à son garçon : « Je foncerais bien dans cette voiture qui traîne, mais je ne le fais pas. Je me contrôle en marmonnant quelques insultes. »
6 ans : la grande école
Chaque étape de la scolarité est un défi important, mais le cours préparatoire particulièrement, car il est ressenti comme le signe de l’entrée de l’enfant dans le monde, le début d’un registre officiel de ses capacités intellectuelles. Il va falloir apprendre à lire et à écrire d’une façon plus définitive qu’en maternelle. Les parents ont l’impression qu’à partir du CP, « désormais, cela compte vraiment ». Ils ne peuvent plus intervenir comme avant, ni pour influencer le sort de leur enfant ni pour le protéger. Ils ont, bien sûr, déjà « perdu » leur bébé, mais vivent une nouvelle étape de ce deuil, tout en se réjouissant du pas en avant que l a grande école représente. L’enfant peut avoir des difficultés d’endormissement, des passages régressifs, des signes d`’anxiété. Si les parents comprennent que ces problèmes sont liés à l’excitation et au stress du passage dans une classe supérieure, l’enfant ne se sentira pas coupable de son mal-être.
Brazelton : une joie de vivre contagieuse
T. B. Brazelton, c’était d’abord un immense sourire chaleureux et deux grands yeux bleu turquoise. Cet homme à la belle carrure, fort distingué et élégant, avait la stature, la présence d’un Gary Cooper ou d’un John Wayne. Un journaliste qui n’avait pas froid aux yeux lui avait d’ailleurs proposé d’endosser le chapeau de JR et de poser en Harry Hackman, héros de “Dallas”. Ce qu’évidemment le clinicien avait refusé…
C’est vrai que Brazelton était une star, une étoile dans le firmament des pédiatres, un allié fabuleux pour des milliers de parents, et un grand avocat pour bien des bébés, qui revenaient ados, le voir, juste pour lui dire bonjour.
En 1970, il a fondé le service de développement infantile du Children’s Hospital de Boston. Il était également professeur émérite de pédiatrie à la faculté de médecine de Harvard. A plus de 80 ans, Brazelton était un adulte qui n’avait pas perdu sa capacité à jouer. Quand il souriait, c’est le bébé en lui qui apparaissait sur son visage. S’en dégageait aussi une immense solidité et une grande joie de vivre, contagieuse pour les enfants et leurs parents.
Dans son domaine, c’était un virtuose. Il a inspiré de nombreux cliniciens de la petite enfance dans leur approche des bébés, tel Daniel Stern, grand maître incontournable. Tous deux ont su observer et saisir « l’accordage affectif » – selon les termes de Stern – l’accordage parents-bébé. Brazelton a mis au point une « échelle d’évaluation du comportement néonatal » absolument révolutionnaire (le NBAS en anglais), l'échelle de Brazelton en France. A la différence des autres tests médicaux, elle traite le nouveau-né comme un participant actif et permet de repérer la qualité des interactions mère-bébé. C’est aussi un outil de prévention extraordinaire. Ce test est tout le contraire d’une évaluation normative. Les services qui l’utilisent cessent de s’intéresser aux troubles de l’enfant d’une façon symptomatique, et prennent le temps de situer le fonctionnement du jeune enfant en fonction de la qualité de l’accordage affectif familial.
Thomas Berry Brazelton s'est éteint en mars 2018, à l'âge de 99 ans.